Guénon, Ghazâlî et la connaissance

Afin de mener notre réflexion sur la connaissance, partons d’une citation de René Guénon, tirée de son livre Autorité spirituelle et pouvoir temporel.

« La connaissance par excellence, la seule qui mérite véritablement ce nom dans la plénitude de son sens, c’est la connaissance des principes, indépendamment de toute application contingente, et c’est celle-ci qui appartient exclusivement à ceux qui possèdent l’autorité spirituelle, parce qu’il n’y a en elle rien qui relève de l’ordre temporel, même entendu dans son acception la plus large. Par contre, quand on passe aux applications, on se réfère à cet ordre temporel, parce que la connaissance n’est plus envisagée alors uniquement en elle-même et pour elle-même, mais en tant qu’elle donne à l’action sa loi ; et c’est dans cette mesure qu’elle est nécessaire à ceux dont la fonction propre est essentiellement du domaine de l’action » (p. 41-42).

Deux types de connaissances

Dans son livre Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Guénon s’intéresse à la dyade présente dans le titre du livre : le spirituel et le temporel, autrement dit, comme on peut le retrouver ailleurs dans le livre, l’ordre métaphysique et l’ordre physique, ou encore l’ordre des principes et l’ordre des applications. Et c’est ce qu’on voit clairement dans la citation mentionnée un peu plus tôt. Dans celle-ci, il distingue deux choses : la connaissance des principes et celle qui, pour reprendre son expression, « donne à l’action sa loi ».

Et c’est ce qui nous amène à l’imam al-Ghazâlî. Al-Ghazâlî s’est beaucoup intéressé à la connaissance, à sa réalité, à son importance, à ses liens avec l’action. Cet intérêt, on le remarque dans son livre-phare Ihyâ ‘ulûm al-dîn, qui commence par Kitâb al-‘ilm, Le Livre de la science, et ce n’est absolument pas anodin.

Mais pour l’instant, c’est un autre livre de l’imam qui va nous intéresser : Critère de l’action. Dans celui-ci, il mentionne deux types de connaissances : les connaissances qui sont désirées pour elles-mêmes et celles qui sont recherchées pour permettre l’action.

Les connaissances qui sont désirées pour elles-mêmes concernent « la connaissance de Dieu, de Ses attributs, de Ses anges, de Ses livres et de Ses prophètes, du Royaume du ciel et de la terre et des merveilles des âmes humaines et animales, non du fait de leur essence, mais en tant qu’elles sont liées à l’Omnipotence divine » (Critère de l’action, p. 96). Et si on relit ce qui correspond, dans la citation de Guénon, à la connaissance des principes, qui relève de l’ordre spirituel, on remarquera que le lien entre ce que dit Ghazâlî et ce que dit Guénon est clair :

« La connaissance par excellence, la seule qui mérite véritablement ce nom dans la plénitude de son sens, c’est la connaissance des principes, indépendamment de toute application contingente, et c’est celle-ci qui appartient exclusivement à ceux qui possèdent l’autorité spirituelle, parce qu’il n’y a en elle rien qui relève de l’ordre temporel, même entendu dans son acception la plus large. »

Quant aux connaissances qui sont recherchées pour permettre l’action, elles sont de trois types : primo, « celle qui a pour objet de connaître les qualités et les caractères de l’âme. Elle consiste dans l’entraînement et la lutte contre les passions » ; secundo, « celle qui a pour objet de connaître comment on doit vivre avec sa famille, ses enfants, ses domestiques et ses esclaves » ; tertio, « celle qui a pour objet le gouvernement de la population d’un pays, d’une région et le maintien de l’ordre » (Critère de l’action, p. 96). 

Ces deux derniers types de science pratique, pour reprendre l’expression ghazalienne, cette science qui permet l’action, rappellent aussi ce qu’on retrouve dans la citation de René Guénon. La connaissance qui « donne à l’action sa loi » relève d’ailleurs précisément, pour Guénon, de l’ordre temporel.

Comment jauge-t-on l’importance d’une connaissance ?

Dans sa Risâlat al-ladûniyya, Épître de la science sacrée, Abû Hâmid al-Ghazâlî affirme que l’importance d’une connaissance est proportionnelle à celle de l’objet de ladite connaissance (Épître de la science sacrée, p. 15). 

Si on revient à la citation de Guénon citée au début de notre propos, on peut affirmer que quand Guénon déclare que « La connaissance par excellence, la seule qui mérite véritablement ce nom dans la plénitude de son sens, c’est la connaissance des principes » et que celle-ci « appartient exclusivement à ceux qui possèdent l’autorité spirituelle », il suit la même logique qu’al-Ghazâlî, logique selon laquelle, comme on l’a déjà dit, l’importance d’une connaissance est proportionnelle à celle de l’objet de ladite connaissance. Al-Ghazâlî pour qui, rappelons-le, les sciences qui sont désirées pour elles-mêmes ont pour objectif ultime la connaissance de Dieu.

L’esprit, organe de la connaissance

L’imam al-Ghazâlî, dans Ihyâ ‘ulûm al-dîn, plus précisément dans Kitâb ‘ajâ’ib al-qalb, le livre des Merveilles du cœur, donne les significations de quatre concepts au centre de la spiritualité islamique : al-qalb, al-rûh, al-nafs, al-‘aql ; le cœur, l’esprit, l’âme, l’intellect.

Pour lui, ces quatre termes ont chacun deux sens : un sens concret, qui est différent pour chaque terme, et un sens subtil, spirituel, qui, lui, est commun aux quatre. Il s’agit, pour faire simple, de l’organe de la connaissance.

L’esprit, pour Ghazâlî, permet de connaître l’essence des choses ; il est l’organe de la connaissance. Il est donc tout à fait naturel que René Guénon décrive la connaissance des principes comme étant l’apanage du spirituel.

Le commun des mortels et le savoir

Autre parallèle intéressant entre Ghazâlî et Guénon. Dans Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Guénon explique, grosso modo, que dans une société traditionnelle, au sens guénonien, les clercs sont ceux qui savent et les laïcs sont ceux qui croient et qui suivent, faute de véritablement savoir.

De son côté, Ghazâlî, en réponse à la question « Que faut-il privilégier entre la science et l’action ? », affirme que pour le commun des mortels et ceux qui n’ont pas de prédispositions à la compréhension des « subtiles vérités rationnelles », c’est l’action et la science pratique, cette science qui permet de savoir comment faire l’action, qui doivent être privilégiées (Critère de l’action, p. 92-93).

Bibliographie (liens affiliés)

Abû Hâmid al-Ghazâlî, Critère de l’action, Alqalam.

Abû Hâmid al-Ghazâlî, Épître de la science sacrée, Albouraq.

Abû Hâmid al-Ghazâlî, Le Livre de la science, Albouraq.

Abû Hâmid al-Ghazâlî, Les Merveilles du cœur, Albouraq.

René Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Héritage.

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