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Abû Yûsuf Ya‘qub ibn Is-hâq al-Kindî, surnommé « le philosophe des Arabes », est un philosophe musulman né entre la fin du VIIIe et le début du IXe siècle en Irak.
Il semble y avoir divergence à propos de sa date de naissance. Henry Corbin, dans son Histoire de la philosophie islamique, semble pencher pour une naissance à la toute fin du VIIIe siècle. C’est aussi ce qui ressort de l’article « al-Kindî » de L’Encyclopédie de l’Islam.
En ce qui concerne son lieu de naissance, certains disent que c’est Bassora et d’autres, Koufa. Soumaya Mestiri et Guillaume Dye, dans leur introduction au livre Le Moyen de chasser les tristesses et autres textes éthiques penchent pour Koufa, c’est aussi l’opinion de Corbin.
Le père d’al-Kindî était un haut fonctionnaire de l’État abbasside, qui a été gouverneur de Bassora, selon Corbin, plutôt de Koufa pour Mestiri et Dye.
J’ai dit un peu plus tôt qu’il est surnommé « le philosophe des Arabes ». Arabe, il l’est vraiment puisqu’il est issu d’une famille arabe descendante de Qahtân.
Al-Kindî a été dans un premier temps proche du pouvoir abbasside : al-Ma’mûn l’a fait entrer à Bayt al-hikma, il est devenu le précepteur d’Ahmad, fils d’al-Mu’tasim, qui d’ailleurs l’a patronné, mais aussi le calligraphe officiel d’al-Mutawakkil.
Al-Kindî était fortuné. Et cette fortune, il l’a mise entre autres au service de la science, puisqu’il a eu une riche bibliothèque (qui lui a d’ailleurs été un temps confisquée) et puisqu’il a fait traduire de nombreux textes de philosophes grecs. Il ne les a pas traduits lui-même parce qu’il ne connaissait pas le grec, mais il corrigeait la langue arabe des textes une fois traduits.
Il était proche des milieux mutazilites, mais n’en était pas un lui-même. C’est peut-être cette proximité qui lui a valu de tomber en disgrâce du temps d’al-Mutawakkil, mais Mestiri et Dye expliquent que cette disgrâce est due non pas à des raisons intellectuelles ou idéologiques, mais plutôt à des « intrigues de palais ».
Et il est mort dans la solitude, à Bagdad, au milieu du IXe siècle.
Al-Kindî, penseur polyvalent
Al-Kindî est un philosophe au sens large du terme. La philosophie est d’ailleurs pour lui la science de la véritable nature des choses. C’est peut-être cela qui l’a mené à s’intéresser à des domaines aussi variés que l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, la musique, l’optique et d’autres, et il a écrit sur des thématiques tout aussi variées. Attention quand même, pour lui, la connaissance seule ne suffit pas. Le but de la philosophie est d’atteindre la vérité et d’agir selon celle-ci. Et d’ailleurs, cette dyade connaissance/action et le lien fort qui existe entre les deux, on les retrouve chez l’imam al-Ghazâlî. C’est une constante chez lui, puisqu’on retrouve ça tout au long de son Ihyâ ‘ulûm al-dîn (Revivification des sciences de la religion), mais aussi dans Ayyuhâ al-walad (Lettre au disciple), ou encore Mîzân al-‘amal (Critère de l’action). C’est une notion essentielle puisqu’on la retrouve dans toute la spiritualité islamique, on peut voir ce que dit à ce propos Seyyed Hossein Nasr dans Le Jardin de la Vérité : « Il y a deux portes principales donnant accès au Jardin de la Vérité : la connaissance et l’amour (…) Les routes menant à ces portes, cependant, sont pavées d’actions humaines. »
On voit clairement ici la dyade connaissance/action.
Bon, je m’arrête là à ce sujet, on pourrait faire tout un épisode sur la philosophie et le soufisme : leurs points communs et leurs différences. Mais ce n’est pas le sujet ici.
L’état d’esprit d’al-Kindî
La ligne directrice d’al-Kindî est très claire : « acquérir le vrai d’où qu’il vienne, même s’il vient de races éloignées de nous et de nations différentes ; pour qui cherche le vrai, rien ne doit passer avant le vrai – le vrai n’est pas abaissé ni amoindri par celui qui le dit ni par celui qui l’apporte, et nul ne déchoit du fait du vrai, mais chacun en est ennobli ».
Et nous, en tant que musulmans, on doit retenir cette leçon d’al-Kindî. Il faut accepter la vérité d’où qu’elle vienne. Mais pour ça, il faut savoir la reconnaître, et il faut développer son esprit critique et d’analyse. Parce que sinon, on risque de se perdre, en devenant des éponges qui absorbent tout, sans aucun filtre.
Une des choses qu’il faut absolument retenir à propos d’al-Kindî, c’est qu’il ne voulait pas être qu’un simple transmetteur des sciences des Anciens. Il est allé plus loin que ça. L’objectif était, pour faire simple, de séparer le bon grain de l’ivraie.
Nous aussi, on doit faire cela. On doit s’instruire, lire, apprendre. Mais ce n’est pas suffisant. Ces connaissances, il faut les assimiler de sorte qu’on puisse les réutiliser, en allant plus loin, pour les faire avancer. Ce que l’on se doit de faire, ce n’est pas entasser des briques d’information, mais construire, en partant de ces briques, l’édifice de notre pensée : un édifice solide et majestueux. En somme, il faut lire pour mieux réfléchir.
Revenons à al-Kindî. C’était un chercheur de vérité, il voulait séparer le bon grain de l’ivraie. Et oui, cet objectif n’a peut-être pas toujours été atteint. Et d’ailleurs, Ibn Hazm l’Andalou a écrit une réfutation d’al-Kindî. Mais, au-delà des erreurs commises, ce que nous devons retenir et cultiver en nous, c’est son état d’esprit : chercher la vérité, l’accepter d’où qu’elle vienne, faire preuve d’esprit d’analyse, d’esprit critique, mais aussi faire preuve de rigueur intellectuelle et de méthode quand on veut raisonner. Développer cela en nous, est-ce que ce ne serait pas devenir en quelque sorte les héritiers d’Abû Yûsuf al-Kindî ?
Bibliographie
Al-Kindî, Le Moyen de chasser les tristesses et autres textes éthiques, Introduction, traduction et notes par Soumaya Mestiri et Guillaume Dye, Fayard. C’est un recueil de plusieurs textes d’al-Kindî richement introduit par les traducteurs.
Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, collection Folio Essais. Indispensable pour comprendre la philosophie islamique.
Seyyed Hossein Nasr, Le Jardin de la Vérité, Tasnîm. C’est un ouvrage de présentation des doctrines soufies, pour faire simple.
Je me suis également basé sur l’article « al-Kindî », Encyclopédie de l’Islam.
Et puis, je vous ai parlé de plusieurs livres d’al-Ghazâlî.
Ihyâ ‘ulûm al-dîn. C’est une encyclopédie de spiritualité islamique. Vous pouvez retrouver les livres qui constituent cette encyclopédie en français (et d’autres livres d’al-Ghazâlî) dans la collection « Revivification des sciences de la religion » des éditions Albouraq.
Lettre au disciple, Albouraq. C’est une courte épître dans laquelle al-Ghazâlî transmet à un de ses disciples ce qui représente, selon moi, la quintessence de sa pensée spirituelle.
Critère de l’action, Alqalam. On peut dire que c’est un traité d’éthique islamique. Dans celui-ci, on apprend que la dyade connaissance/action, dont on a parlé un peu plus tôt, est au cœur du bonheur ici-bas et dans l’au-delà.
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